SARTRE (Jean-Paul)


Manuscrit autographe signé inédit et portrait par Robert Lapoujade.

1949

Bifeuillet in-folio avec texte à l’encre bleue et portrait à la mine d’argent sur peau de vélin ; de petits trous aux marges du portrait.

Intéressant diptyque composé d'un texte autographe signé inédit de Jean-Paul Sartre et de son portrait par Robert Lapoujade (1921-1993).

Ce manuscrit, rédigé en 1949 à l'occasion de l'exposition de Robert Lapoujade 50 dessins à la galerie Chardin, est proche sur le fond et sur la forme du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir publié cette même année.

Sartre y compare la place qu'auraient le visage et le corps dans une société de statues avec celle qu'ils occupent dans la société contemporaine. Il constate que le corps et le visage, en particulier ceux de la femme, sont réifiés et dénaturés :
"Dans les sociétés d'hommes, les visages règnent. Le corps est serf, on l'emmaillote, on le déguise, son rôle est de porter comme un mulet, une relique cireuse. Un corps ainsi bâti qui entre avec son précieux fardeau dans une salle close où des hommes sont assemblés, c'est toute une procession. Il avance, portant sur ses épaules, au bout de son col, l'objet tabou ; il le tourne et le retourne, il le fait voir ; les autres hommes lui jettent un regard furtif et baissent les yeux.
Une femme le sait, son visage est un autel érotique, on l'a surchargé de victimes mortes, de fruits, de fleurs, d'oiseaux massacrés ; sur ses joues, sur ses lèvres on a tracé des signes rouges. Société de visages, société de sorciers."

Et Simone de Beauvoir dans son Deuxième sexe :
"La fonction de la parure est très complexe ; elle a chez certains primitifs un caractère sacré ; mais son rôle le plus habituel est d’achever la métamorphose de la femme en idole. Idole équivoque : l’homme la veut charnelle, sa beauté participera à celle des fleurs et des fruits ; mais elle doit aussi être lisse, dure, éternelle comme un caillou. [...] La femme se fait plante, panthère, diamant, nacre, en mêlant à son corps des fleurs, des fourrures, des pierreries, des coquillages, des plumes ; elle se parfume afin d’exhaler un arôme comme la rose et le lis : mais plumes, soie, perles et parfums servent aussi à dérober la crudité animale de sa chair, de son odeur. Elle peint sa bouche, ses joues pour leur donner la solidité immobile d’un masque ; son regard, elle l’emprisonne dans l’épaisseur du khôl et du mascara, il n’est plus que l’ornement chatoyant de ses yeux ; nattés, bouclés, sculptés, ses cheveux perdent leur inquiétant mystère végétal."

Amusant témoignage de l'influence de Simone de Beauvoir sur ce texte inédit de Jean-Paul Sartre.

Le portrait en regard de ce manuscrit fut réalisé par Robert Lapoujade en 1949 pour son exposition 50 dessins à la galerie Chardin. Exécuté à la mine d’argent sur peau de vélin, il est issu d'une série de 29 portraits de personnalités littéraires de l'époque aujourd'hui dispersée.
L’événement notable qui rapprocha le peintre et le philosophe fut l'exposition de Robert Lapoujade de 1961 à la galerie Pierre Domec. Sartre en rédigea la préface du catalogue de l'exposition, Le peintre sans privilège, lui apportant une soudaine notoriété. Sartre déclara à propos des portraits exposés, dont le sien : « C'est un événement assez considérable, je crois, qu'un peintre ait su plaire si fort à nos yeux en nous montrant sans fard le deuil éclatant de nos consciences. »

 

"Dans une société de statues, on s’ennuierait ferme ; mais on y vivrait selon la justice et la raison : les statues sont des corps sans visage, des corps aveugles et sourds, sans peur et sans colère, uniquement soucieux d'obéir aux lois du juste, c'est à dire de l'équilibre et du mouvement. Elles ont la royauté des colonnes doriques ; la tête c'est le chapiteau.
Dans les sociétés d'hommes, les visages règnent. Le corps est serf, on l'emmaillote, on le déguise, son rôle est de porter comme un mulet, une relique cireuse. Un corps ainsi bâti qui entre avec son précieux fardeau dans une salle close où des hommes sont assemblés, c'est toute une procession. Il avance, portant sur ses épaules, au bout de son col, l'objet tabou ; il le tourne et le retourne, il le fait voir ; les autres hommes lui jettent un regard furtif et baissent les yeux.
Une femme le sait, son visage est un autel érotique, on l'a surchargé de victimes mortes, de fruits, de fleurs, d'oiseaux massacrés ; sur ses joues, sur ses lèvres on a tracé des signes rouges. Société de visages, société de sorciers. Pour comprendre la guerre et l’injustice et vos ardeurs sombres et le sadisme et les grandes terreurs, il faut revenir à ces idoles ronds qu’on promène à travers les rues sur des corps asservis ou quelquefois, par le temps de colère, au bout des piques."

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